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3 mars 2007 : Georges Perec, La Vie mode d’emploi (posté le 23/12/2008 à 18:43)
Mort de Bartlebooth, hier, 1975, sur les divans verts de la salle de lecture, mort de Perec il y a précisément vingt-cinq ans, sa voix pour me réveiller ce matin, mort de Winckler, mort de Valène, et demain, ce soir peut-être, mort de marraine. L'immeuble s'écroule sous le poids de la vie. Mille romans en un, mille personnages qui se croisent et dont les destins loufoques, tragi-comiques, ridicules, toujours mus par la passion ou la folie, entrent en contact par l'immeuble, le livre et le cerveau extraordinairement fertile de Georges Perec. Qu'est-ce que c'est, lire La Vie mode d'emploi ? C'est entrer dans la joie du détail, dans le trésor de l'anodin, dans le feuilleté de l'existence. Tous les appartements débordent de fourbi dont Perec, tranquillement et malicieusement, dresse la liste que le lecteur, même s'il est distrait, parcourt sans se lasser en attendant qu'on lui raconte un destin extraordinaire, l'obsession d'un homme, culminant dans les puzzles de Bartlebooth, mais déclinée de mille manières différentes, parcourant tous les milieux possibles et imaginables, car ce qui fascine dans un tel bouquin, c'est l'imagination sans borne de l'auteur prestidigitateur qui fait sortir d'une boîte immobilière des mondes infinis, que seule la mort peut à peu près clore. Après la lecture de La Vie mode d'emploi, on ne rentre plus dans un immeuble comme avant, comme si ne s'y cachaient pas, derrière les portes fermées, les paillassons à chats ou à ramoneurs, les bottes terreuses d'enfants, les souliers vernis de cadres supérieurs en préretraite, les étagères vides et poussièreuses, les ballons crevés, les trottinettes rutilantes, les..., les..., les... (au secours, Georges, donne-moi des idées, je te plagie bien médiocrement), des hommes qui ont tous leur petit grain, leur secret, leur fétiche, des femmes passionnément amoureuses ou ennuyées, des enfants terribles ou terreux (mais peut-être justement pas là où les bottes nous auraient fait croire que...), des anciennes stars australiennes quittées par leurs cinquièmes maris, des transsexuels qui essaient d'enregistrer un disque, des..., des..., des..., des hommes qui passent dix ans à apprendre à peindre, puis dix ans à voyager dans tous les ports du monde pour y faire des aquarelles, puis le reste de leur vie à les reconstruire pour mieux les annihiler, et qui, au moment de leur mort, échouent. Malgré la disparition, et parce qu'il y a disparition, cela même qui a disparu demeure, il y a quatre "e" dans Georges Perec, il reste un W ou un souvenir d'enfance et, vingt-cinq ans après, je lis La Vie mode d'emploi.
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24 décembre 2006 : Robert Pinget, Le Fiston (posté le 22/12/2008 à 15:53)
Un homme tente d'écrire à son fils, disparu. Est-ce ça ce livre ? Entre autres. Les cancans du voisinage, rapportés par Sophie Narre (narratrice ?), de longues descriptions, marque de fabrique du nouveau roman, de courtes phrases, style télégraphique ou épistolaire, de courts récits remplis de plein de personnages qui ne jouent aucun rôle dans une intrigue inexistante, des moments où tout se mélange, monologue intérieur (de qui ?), description du cimetière, un enterrement, etc. On ne peut parler de ce livre, peut-être, qu'en faisant des listes. Dire quand même des trucs repérés. Le paragraphe commence par une description précise ou par une narration on ne peut plus complète d'événements anodins, sans beaucoup de liens avec ce qui précède, puis le langage perd pied, ça se mélange et un nouveau paragraphe, long, plusieurs pages, reprend comme le précédent, mais pas toujours, parfois le père qui écrit au fiston reprend sa lettre, c'est-à-dire, peut-être, des descriptions (il y a, il y a, il y a, un style volontairement mauvais, voire enfantin) et patati et patata, le même cirque. La lettre ne sera pas postée et le livre ne voudra rien dire. Le lecteur pourtant plaint ce père dont le fils est parti. Derrière l'anodin, le quotidien, le villageois (Alice et maman près du jardin, qui causent, Angèle qui révèle le dernier divorce ou le dernier mort, les alcoolos de chez Mado, Minet et Georges, chez Toinette, Micky), il y a, caché sous les descriptions les plus apparemment objectives, le drame d'un homme qui écrit dans le vide, l'écrivain bien sûr, et le personnage, qui est l'écrivain lui-même mais pas tout à fait, et le lecteur, du même acabit (son semblable, son frère, son fiston). Le livre se referme sur sa propre absence et sur sa nécessité : "En dehors de ce qui est écrit c'est la mort". Le lecteur continue à vivre comme si de rien n'était. Si le fiston ne répond pas, c'est qu'il n'existe pas. Peut-être. Le lecteur se met à écrire.
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5 décembre 2006 : Eric Chevillard, Démolir Nisard (posté le 22/12/2008 à 13:17)
Ainsi donc, c'était, et c'est toujours hélas, de là qu'ils venaient, qu'ils viennent encore hélas, tous nos maux. Désiré Nisard, voilà donc le nom qui explique tout. Eric Chevillard a trouvé où se cachait celui que l'on nommait métaphoriquement la bête immonde, le diable ou le Mal, et il se donne pour projet pharaonique de le démolir, d'écrire enfin un livre sans Nisard, ce livre tant désiré que nous cherchons tous sans le savoir. Le lecteur, qui entre dans le jeu en se léchant les babines, veut bien qu'on le démolisse, cet ignoble individu dont il voit se développer au fil des pages hilarantes du bouquin les méfaits les plus ignobles, qui vont des faits divers les plus sordides au triste Convoi de la laitière, livre insignifiant qui aggrave encore le diagnostique cruel de la puissance de choc de Désiré Nisard. Hommes, mes semblables, mes frères, nous sommes parasités, Nisard pose sa grosse patte velue sur nos corps et nos cerveaux (Chevillard en rajouterait, il ferait, pour décrire l'ennemi, dans l'hyperbole nauséabonde, rajouterait maintes verrues et pustules à la patte nisardienne, il le faut, le bouc émissaire doit dégoûter même les plus dégoûtants des gâteux ; je ne fais que pâlement, sans style, refléter sa hargne). Unissez-vous, gens de tous les pays, armons-nous, armons-nous, armons-nous, enfants de l'Helvétie, le temps est venu (il est trop tard hélas) de démolir Nisard. Chevillard a dressé la liste des supplices, à nous d'en rajouter, de notre cru, et de tous nous y mettre, car Nisard détruit les couples, les élans innocents, les ambitions généreuses et tout ce qui rend le bonheur possible sur cette terre infectée. Nisard, rappelons-le, est la cause de cette statistique bouleversante : "On compte qu'en moyenne, à chaque instant, dans le monde, quatre doigts sur cinq sont fourrés où il ne faut pas". Rejoignons donc l'infortuné Chevillard, allons consoler Métilde, sa veuve, victime de la toute puissance nisardienne, qui a fini par démolir le martyr qui avait voué sa vie à la démolition de Nisard en ne trouvant pour cela qu'un seul moyen, se détruire lui-même en devenant Nisard, car, et c'est là la tragédie de notre pauvre humanité vieillissante, on ne peut, même en le haïssant de toute nos forces, que désirer Nisard.
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12 novembre 2006 : James Joyce, Ulysse (posté le 21/12/2008 à 21:55)
Tout et n'importe quoi ? Tout est n'importe quoi. Le roman de Joyce incarne à merveille ce qu'est la littérature moderne. Il est d'abord une reprise, une réécriture, pas n'importe laquelle, celle de L'Odyssée, revisitée de mille manières, en lui ôtant toute (toute ? Non, sans doute en subsiste-t-il encore quelque chose, beaucoup même, comme il subsistait en Gaule au temps de Jules César un petit village...) portée épique, Eole devenant des papiers journalistiques volants, les marins transformés en cochons allant tout bêtement aux putes, et Pénélope se réappropriant sa plus fameuse rime dans l'époustouflant monologue final. La reprise joycienne n'est pas réservée au seul contenu, heureusement pour l'indigne lecteur que je suis et qui, avouons-le et remédions-y au plus vite, se rend compte de n'avoir pas vraiment lu L'Odyssée de bout en bout. Elle est aussi et surtout une reprise et une recréation stylistique. Tous les genres littéraires (tous ? quelques uns résistent sans doute encore et toujours à l'envahisseur) sont repris, tritouillés, réinventés. D'un chapitre à l'autre, brusquement, on passe d'une prose ampoulée au roman populaire, d'un théâtre de l'absurde avant la lettre à une liste de questions saugrenues, d'un roman à l'eau de rose à du vieux français (quel regret de ne pas pouvoir lire l'original! Quel handicap affligeant!) de vieux bouquins poussiéreux, d'un discours scientifique à un monologue intérieur dont on ne voit des exemples qu'après Joyce, qui se trouve, à force de reprendre tout ce qui a déjà été fait, à la source de tout ce qui se fera, le monologue de Molly Bloom se retrouvant par exemple presque plagié dans Belle du Seigneur. Coup de force supplémentaire de Joyce, cette impression qu'a le lecteur (j'espère ne pas être le seul dans ce cas) de lire des auteurs qui n'arrivent que bien plus tard. Un passage notamment ressemble à s'y méprendre à du Céline. Je soupçonne les traducteurs d'avoir fait le lien avant moi... Toute L'Odyssée, tous les styles (ceux d'avant et ceux d'après), ça ne suffisait pas à la créativité de Joyce, qui n'est pas sans me rappeler celle d'un autre immense auteur de langue anglaise, bien avant lui, l'inénarrable Laurence Sterne et sa palpitante Vie et opinions de Tristram Shandy. Il lui fallait en plus inventer des mots, créer du langage et insérer un peu partout les mêmes petits trucs : "Fou. Tu. Foutu", un peu partout, par exemple. Tout et n'importe quoi, disais-je. Tout est n'importe quoi, rajoutais-je. Il n'empêche qu'Ulysse est une grande épopée, celle de la langue et de la littérature, qui prend enfin sa revanche sur le monde, bouffe toute la place, réinvente tout, fait tout revivre à ses façons, refaçonne à l'infini, relit tout à la légère pour tout remettre à plat et stimule merveilleusement l'imagination encore si peu fertile des humains dont le langage bien trop souvent n'est qu'une monnaie foutue. Fou. Tu.
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15 septembre 2006 : Vladimir Nabokov, Lolita (posté le 20/12/2008 à 13:49)
Où est le scandale dans Lolita ? Il faut sans doute le chercher dans la pudeur d'un narrateur qui laisse au lecteur le soin d'élaborer lui-même quelles sont les perversions qu'il fait subir à une enfant de douze ans. Le scandale de Lolita se trouve donc dans ce qui n'y est pas écris. Regardons ce qui est écrit. Il est écrit l'histoire d'un homme qui tombe amoureux et qui se laisse envahir par un amour qui va le pousser jusqu'au meurtre. Voilà qui est bien banal. Pourtant rien n'est banal dans Lolita, parce que l'on se situe d'un bout à l'autre du roman à la limite de l'émerveillement et de l'horreur, dans cette zone floue où le beau et le laid, le bien et le mal se rejoignent. Humbert Humbert est à la fois attachant et odieux, décrivant le monde qui l'entoure, ces nymphettes désirées si tendrement et si violemment, leurs corps d'enfants, les motels sordides et les routes américaines qui sont le lieu d'une épopée tragico-amoureuse, avec la sensibilité extrême d'un poète raté mais taisant, cachant derrière le vernis de sa narration, une âme ogresse monstrueusement orgueilleuse. Le lecteur, souvent interpellé, se trouve le cul entre deux chaises. En même temps qu'il se laisse toucher par une confession intime qui démontre l'innocence fondamentale d'un individu qui ne fait que se soumettre à sa passion amoureuse, il a l'impression de se faire amadouer par un sinistre pédophile. Or, et c'est ce qui fait que Lolita est un roman troublant, il est impossible de déterminer si la face sombre, si sombre, du personnage l'emporte sur sa face lumineuse, si lumineuse, qui s'exprime dans un style très fin et sensuel. En plus, si les références littéraires sont nombreuses, il en est une qui frappe, c'est celle à Proust, dans cette recherche du temps perdu qu'est la dernière partie du roman, ce retour sur les lieux de la naissance de l'amour, de l'épopée et cette dernière rencontre avec une Dolly adulte, vieillie comme les personnages du bal dans Le temps retrouvé, à tout jamais autre que l'image figée, fixée par la mémoire, Lolita vieille, à dix-sept ans, personnage dont on mesure alors, malgré le narrateur, à quel point la vie a été un enfer, parce qu'elle n'a pas eu d'enfance. N'allons pas faire cependant de Lolita un roman moral. Ce serait lui ôter l'ambiguïté qui fascine le lecteur, qui se découvre en même temps capable de ressentir de la compréhension pour un pédophile, ce qui n'est pas rien dans le monde d'aujourd'hui, et de la pitié pour sa victime. Mais il me semble que je n'ai rien dit sur ce grand roman. Je suis trop fatigué et la richesse de ce texte fait de lui sans doute un puits inépuisable de commentaires, dont la plupart sont superflus. La lecture est terminée. Laissons reposer à la fois mon corps crevé par trois semaines d'armée et ce roman qui ne manquera pas de revenir sur le devant de la scène de ma réflexion.
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11 septembre 2006 : Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements (posté le 20/12/2008 à 13:40)
Ce joli petit bouquin et sa jolie petite auteur méritent-ils leur succès planétaire ? Deux attitudes, toutes deux idiotes, tentent le commentateur, l'attaque ou la défense. Soit on adhère corps et âme, comme les milliers d'adolescentes qui ne jurent que par Amélie Nothomb, soit on rejette tout en bloc parce que quand un bouquin marche, c'est qu'il est mauvais, le peuple étant un animal qu'on n'abreuve qu'à coup de débilités. Si l'on cherche à être juste avec Stupeur et tremblements on se doit cependant, ouf, de nuancer. Le livre est agréable à béqueter. Il ne tombe pas des mains. Il séduit. Cool ! Mais force est de constater que cette petite descente comique aux enfers n'est pas renversante pour un lecteur sensible à une certaine épaisseur dans les textes. Le style Nothomb est joli, rigolo, mais jamais véritablement beau. On sourit mais on est loin de son compatriote Toussaint, dormir dans les ordures et enlacer un ordinateur étant moins drôle, sous la plume d'Amélie Nothomb, qu'arroser les plantes vertes ou jouer aux fléchettes chez Jean-Philippe Toussaint. On se surprend, en lisant, à espérer les mêmes éléments sous la plume d'un autre. On reste sur sa faim. On garde constamment l'impression de lire un bouquin, un bon bouquin même, pour adolescents. Mais on se dit aussi que c'est peut-être ça qui, justement, fait l'intérêt d'Amélie Nothomb, cette naïve simplicité adolescente dans la description d'un monde adulte pas tout à fait absurde mais en tout cas hors de portée de l'héroïne. On n'apprend certes pas grand chose sur la vie d'entreprise au Japon, mais on découvre un monde intérieur sympathique et un style un peu simplet mais néanmoins original. De là à faire de ce petit bouquin un chef-d'oeuvre, il y a un pas qu'on ne saurait cependant franchir.
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7 septembre 2006 : Honoré de Balzac, Les Chouans (posté le 18/12/2008 à 23:20)
Faut-il mépriser Balzac ? Pour cela, faut-il nier le plaisir de lecture qu'il procure ? Certes il en rajoute dans la plantation du décor et ramène un peu trop sa fraise pour que le lecteur (celui de son temps, qui n'est pas passé par Proust et Robbe-Grillet) sache exactement ce qui a lieu et pourquoi. Certes le monde de Balzac est trop balisé, trop expliqué et le narrateur trop sûr de lui. Mais faire cette critique-là, celle que martèle Robbe-Grillet, c'est ne pas tenir compte de la distance historique qui nous sépare d'une oeuvre de tout premier plan. Lire Balzac, ça devient intéressant quand on perçoit qu'il n'existe pas de témoignage plus précis sur la mentalité française durant la première moitié du dix-neuvième. Les Chouans, c'est intéressant quand on se rend compte que l'histoire d'amour qui nous est contée se situe exactement à la frontière entre l'amour dix-huitième, celui de la galanterie, du libertinage et des jeux complexes de la séduction aristocratique, et l'amour romantique, celui de la passion tragique, du mal du siècle, du grand déballage poétique des sentiments. L'amour de Marie de Verneuil et du comte de Montauron s'inscrit en même temps dans un contexte de tensions politico-militaires et dans ce qui en est l'effet (ou la cause ?), une redéfinition des rapports humains et, en particulier, amoureux, l'amour ancien-régime basé sur la noblesse et les jeux de séduction, faisant place peu à peu, et sans jamais s'effacer complètement, à un amour républicain, libre de se déclarer quand bon lui semble et de la manière qu'il veut. Sommes-nous vraiment sortis des tensions à l'oeuvre dans Les Chouans ? Sans doute pas. Ne méprisons donc pas Balzac.
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4 septembre 2006 : Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit (posté le 16/12/2008 à 18:39)
Céline, ça vous en fout plein la gueule, ça vous submerge par un flot ininterrompu de mots et de ponctuation et ça vous prend aux tripes parce que tout est déballé dans ce style si particulier qui pourrait prodigieusement énerver et qui fascine par son exubérance, sa luxuriance, sa peinture on ne peut plus pittoresque de personnages qui, comme le narrateur, se lancent dans d'interminables et éberluées diatribes, celles du père qui se plaint du malheur que son fils propage dans toute la maisonnée par son comportement, celles de l'oncle qui accueille l'enfant quand il tente d'étrangler son père, et celles de ce personnage grotesque et sublime, au nom (faux, parce qu'il est plus escroc que scientifique) impayable de Jean Marin Courtial Des Pereires, chez qui Ferdinand trouve enfin, parce qu'il est à la fois un génie (complètement dépassé, très dix-neuvième, positiviste à l'extrême) et un margoulin, une nouvelle famille. Mort à crédit, c'est un flot ininterrompu de mots, disais-je, mais ce déluge, et c'est là que Céline est extraordinaire, subit parfois des accélérations proprement renversantes aux moments-clés, ceux qui sont préparés par tout ce qui précède mais qui éclatent furieusement, le personnage se trouvant soudain hors de lui, les événements se déroulant dans un délire que rien ne saurait freiner, comme lors de sa dernière nuit en Angleterre lorsque la femme qu'il reluque amoureusement et silencieusement depuis plusieurs mois saute dans son lit avant de se suicider, comme lorsque Ferdinand tente de tuer son père, ou comme lorsque Des Pereires, lui aussi, se suicide. A chaque fois que sa vie prend un chemin plutôt calme, presque heureux, ça se déglingue peu à peu, l'argent fout le camp, les hommes deviennent fous et, soudain, ça pète, la mort se pointe et il faut partir, car Mort à crédit, c'est une fuite sans fin qui ne se termine pas, car à la fin Ferdinand n'a qu'une idée en tête, partir, faire son voyage au bout de la nuit.
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7 août 2006 : Boris Vian, L’écume des jours (posté le 14/12/2008 à 20:50)
A la fois la plus débridée des fantaisies verbales et la plus implacable des tragédies, ce roman se savoure entre sourire et terreur, mélange d'amours adolescentes, presque mièvres, toutes simples, de satire anti-partrienne et de cynisme. Le monde de Boris Vian semble issu d'une imagination enfantine qui aurait vécu toutes les péripéties de la vie et ne parviendrait pas à y piger grand chose, sinon que tout ne se déroule pas comme on le voudrait. Des personnages plus qu'ordinaires se retrouvent dans un monde farfelu qui leur est familier mais qui leur échappe sans cesse parce que "les gens ne changent pas. Ce sont les choses qui changent", l'appartement de Colin se rapetissant de lui-même à mesure que l'argent s'en va et que le nénuphar pousse dans les poumons de Chloé, tragédie loufoque qui montre, de manière somme toute assez banale, la force de l'amour. Faut-il voir là derrière des symboles ? Surtout pas. Ce serait réduire la création d'un monde verbal foisonnant à une sorte d'allégorie de la maladie, le nénuphar, image ô combien parlante de la souffrance, se retrouvant simple virus invisible, ou à une fable moralisante dénonçant le sort injuste des pauvres, mais L'écume des jours, si ça a cette dimension, ça reste un bouquin qui chante sur des airs de jazz la vie dans ce qu'elle de plus déluré et de plus créatif. On a l'impression de marcher dans un dessin d'enfant, peuplé de machines bizarres, comme ce fameux pianocktail, qui compose les cocktail à partir des airs joués par le pianiste, et d'animaux saugrenus, comme ces anguilles qu'il faut attraper quand elles sortent du robinet. ça fait un bien fou même si le malheur vient s'introduire subrepticement et noircir un dessin qui reste, comme les personnages du roman, d'une naïveté et d'une innocence sans borne, incapable de survivre à la maladie qu'il porte en lui, parce que le langage ne perçoit pas qu'il porte à l'intérieur même de ses créations les plus vivifiantes le germe de la destruction d'un monde de papier par définition aussi fragile qu'une jeune fille portant sur son poumon un nénuphar.
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2 août 2006 : Michel Tournier, Le Roi des Aulnes (posté le 14/12/2008 à 10:47)
Roman mythologique, destin marqué du sceau symbolique de la phorie, le récit sinistre de la vie d'Abel Tiffauges emmène le lecteur dans un monde qui croule sous des symboles qui finalement le dévorent, les oriflammes nazis tombent, le géant Tiffauges s'enfonce dans la tourbière pour y rejoindre le Roi des Aulnes, son double inversé. L'intérêt du roman est là, dans l'inversion des symboles, inversion maligne ou bénigne qui fait de l'histoire un marécage dans lequel les hommes tantôt s'enfoncent en croyant s'élever, comme ce monstre qu'est devenu le peuple allemand embrigadé pour une illusoire gloire, tantôt avancent en inversant la pesanteur, portés par ce qu'ils portent en eux, leur enfance, poids énorme qui est pourtant le seul qui permet, une fois les lunettes de l'adulte mises de côté, de voir le ciel. Ce roman décline, il va constamment vers le bas, comme la défécation de Nestor et du cheval Barbe-Bleu, l'Ange Anal, et le cadavre allongé du Roi des Aulnes que devient Tiffauges à la fin, fécondent la terre. Ce roman grandit à l'envers. La tendresse de l'ogre s'inverse, elle devient signe de mort, ou c'est le contraire, c'est la mort qui devient signe de tendresse, la mort de Nestor dans la chaufferie du collège Saint-Christophe, au point le plus bas du bâtiment, portant le destin de Tiffauges. La mort des trois pigeons du Rhin et leur écho, celle des trois enfants devenus emblèmes, taches rouges dans la neige, découlent de l'immense amour d'Abel Tiffauges pour eux, comme si tout ce qui passait dans les mains de ce monstre de tendresse se trouvait maudit malgré lui, tout le bien qui émane de lui se transformant en mal, au point qu'il accomplit sans le savoir les rites les plus abjects des camps de concentration, la tonte des cheveux d'enfants dans lesquels il se vautre, heureux, innocent mais portant malheur, comme il portera le petit Ephraïm sur ses épaules pour le sauver tout en ne voyant pas qu'il le tue. Mais il faut sans doute encore procéder à une inversion bénigne pour constater que celui dont on a craint durant toute la lecture du roman qu'il ne devienne l'ogre qu'il croit être, s'il porte malheur, au sens littéral du terme, n'est pas un être mauvais mais un bon bougre porté par un monde qui s'effondre et qu'il ne parvient pas à sauver, même s'il porte le ciel sur ses épaules alors que, comme Atlas, c'est la terre qu'il devrait porter.
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