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          | Roman

24 septembre 2014 : Panaït Istrati, Kyra Kyralina (posté le 24/09/2014 à 21:21)

Il est des chef-d'oeuvres de derrière les fagots que l'on ne déniche plus guère que dans l'arrière-boutique des bouquinistes. Celui-là conte avec rudesse, humour et lyrisme les vagabondages d'un de ces hommes aux frontières multiples que l'on rencontrait jadis, au temps évadé d'un Empire Ottoman qui, aujourd'hui encore, n'en finit pas de mourir. Le colporteur, le vendeur de salep un peu voyou, celui qui se fait appeler Stravro ou Dragomir, se souvient de son enfance, ballottée de la Roumanie à Constantinople, et de Damas jusqu'aux rives de Maritsa. Il se souvient surtout de sa maman et de sa soeur, Kyra, rouées de coups par un père jaloux, puis disparues, beautés enchaînées, filles de harem, mélancolies d'un âge d'or qui ne reviendra jamais. Stavro découvre la méchanceté des hommes, les horreurs derrière les douceurs, les vices derrière les gentillesses, la cupidité derrière les fausses camaraderies. Il découvre aussi l'amitié, qui le sauve de la misère. Il raconte un monde disparu, un monde de mélanges, un monde de diversité, un monde misérable et savoureux que l'on hésite à regretter. 

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22 août 2014 : James Ellroy, A cause de la nuit (posté le 22/08/2014 à 20:58)

Le roman noir à l'américaine s'attarde moins sur les sentiments que les nordiques à la mode. Ses héros sont bien sûr fracassés, mais ils ont la pudeur de ne pas déprimer. La psychologie, centrale dans ce roman, se traduit en actes. Tout est affaire de manipulation et de violence. Les cerveaux sont lavés pour tuer et les assassins sont des victimes. Derrière, un homme tire les ficelles, s'amuse des vices qu'il induit, cherche à créer son chef-d'oeuvre, pousse à l'horreur pour se montrer à la hauteur de ses origine et s'attaque au policier le plus doué, seul défi vraiment digne de son génie. Ne disons ni qui l'emporte, ni comment cela s'achève. La mécanique la mieux huilée a souvent des ratées. 

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31 juillet 2014 : Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo (posté le 31/07/2014 à 19:58)

Ne s'agit-il que de l'histoire d'une vengeance? Il s'agit de bien plus que cela. Il s'agit d'une plongée au coeur du malheur, puis d'une lente remontée sombre. Edmond Dantès, en devenant Monte-Cristo, en quittant le tombeau, construit son retour dans l'humanité. Il noue les fils du malheur de ceux qui l'ont condamné, patiemment, implacablement, comme s'il était Dieu. Mais il n'est qu'homme et c'est finalement sa faiblesse qui le sauve. Ce roman est un chef-d'oeuvre par sa construction. Tout y est jalons pour atteindre un but unique: se venger, du jaloux Fernand, du vénal Danglars et du justicier criminel Villefort. Mais la vie garde (ce qui rend ce roman encore plus fort) sa part de hasard. Monte-Cristo sent que son coeur bat encore. Alors que c'était la nuit qui le guidait, il laisse finalement le jour l'emporter. Toucher à la tragédie la plus absurde semble nécessaire pour toucher à la joie la plus pure. 

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16 avril 2014 : Georges Perec, L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation (posté le 16/04/2014 à 16:37)

En une longue phrase qui se mord la queue, revient sur elle même, retrouve sans cesse le bureau de mlle Yolande, les arêtes de poisson et les oeufs pourris de la cantine, Georges Perec tente d'expliquer la stratégie qui permet à coup sûr d'obtenir une augmentation. Attention : il faut faire gaffe au moindre détail, être prêt à sans cesse remettre l'ouvrage sur le métier et à errer longtemps dans les différents services dont l'ensemble constitue tout ou partie de l'organisation qui vous emploie si vous voulez avoir une chance ne serait-ce que d'aborder votre chef de service. Tout, dans la série logico-loufoque que met en place Perec, tourne autour du pot, tout se focalise sans le dire sur quelques dérisoires sous en plus à la fin du mois, démontrant par l'absurde à quel point le monde du travail divague, à quel point il se base sur des valeurs idiotes, à quel point il rend les gens abrutis. Pas besoin ici d'indignation, de dénonciation ou de revendication, il suffit juste de pousser le raisonnement jusqu'au bout. Et alors, finalement, cette augmentation? "Nous vous recontacterons", lâche enfin le chef de service. 

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12 février 2014 : Jean-Philippe Toussaint, Nue (posté le 12/02/2014 à 20:00)

Entre bizarreries, instants qui se superposent comme des photographies, enterrement et renaissance d'un amour qu'on croyait effiloché, Nue retrouve la tendresse et la folie contenue du monde de Jean-Philippe Toussaint. Un top model à robe de miel se fait dévorer par un essaim d'abeille, un homme perdu zieute un vernissage par un hublot au plafond, une chocolaterie prend feu sur l'île d'Elbe, on erre dans un cimetière sous la pluie, on se cherche, on ne se comprend qu'à peine, on se trouve. Le mystère, chez Toussaint, se tient dans le détail, l'attitude incompréhensible d'un personnage secondaire, une chambre où peut-être quelqu'un se cache, une annonce que l'on n'ose pas faire, une attente qui ne sait pas pourquoi elle dure. Le lecteur tâtonne avec le narrateur, essaie lui aussi de comprendre Marie, croit parfois comme lui la déchiffrer, se prend parfois aussi à l'aimer, à comprendre que même nue, une femme aimée ne se dévoile pas tout à fait. 

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1er février 2014 : Damien Murith, La Lune assassinée (posté le 01/02/2014 à 13:35)

Roman sec et sombre, tragédie taiseuse, malheur d'une crasse banale, destins brisés qui se frôlent mais ne se comprennent pas, La Lune assassinée tranche dans le vif. On est ici, dans un de nos villages, il n'y a pas si longtemps. Les hommes bossent, esclaves. Les femmes bossent encore plus, esclaves d'esclaves. L'amour pourrait libérer. Il enferme encore plus, quand surviennent les coups de poignard du destin. Il éloigne Césarine de Pierre, Roméo et Juliette divorcés et siamois. Il éveille le désir pour la Garce, personnage défouloir, corps d'après la brisure initiale et corps d'avant l'ultime brisure. En plus, il y a la Vieille, sordide parce que brisée elle aussi, présence qui enfonce le malheur dans une nuit plus profonde encore, sans lune, sans espoir d'une aube qui changerait tout. Et surtout, il y a eu l'enfant. 

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28 décembre 2013 : Umberto Eco, Le Cimetière de Prague (posté le 28/12/2013 à 21:08)

Voyage initiatique dans les bas-fonds du dix-neuvième siècle, épopée faussaire et schizophrène, ce roman dont presque tous les personnages ont vraiment existé, trouble le lecteur. Qui nous raconte tout cela? Le personnage de Simonini, louche gastronome, espion raté, inventeur de réalités de substitution, est-il aussi l'abbé Dalla Picolla? L'a-t-il tué? Qui dit vrai? Qui ment? Tout semble perdre pied. Simonini invente des documents pour prouver le complot juif, il crée les Protocoles des Sages de Sion et le bordereau de l'affaire Dreyfus, il s'entoure de poseurs de bombes, de Francs-Maçons et de femmes hystériques, participe à l'indépendance de l'Italie et à des messes noires. Croit-il en ce qu'il fait et en ce qu'il voit? Il sait qu'il invente tout mais il y croit quand même. Il crée de toutes pièces les preuves de son antisémitisme et il pense ainsi rendre service à l'humanité. Ce qui trouble vraiment dans ce roman, c'est que, contrairement à ses personnages, l'auteur n'invente presque rien, que ce monde haineux, pouilleux, dégueulasse semble avoir réellement existé et avoir été la fange dans laquelle a pu poussé cette solution finale que le livre ne fait qu'évoquer mais qui n'est autre que le fruit pourri d'une gigantesque supercherie. La suite du Cimetière de Prague est trop connue pour que ce roman ne donne pas froid dans le dos. 

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14 novembre 2013 : Marcel Proust , Le Côté de Guermantes (posté le 14/11/2013 à 22:23)

Le coeur de la Recherche bat lentement, entre visites à l'ami Saint-Loup, mort des êtres chers qui rôde et découverte du Monde, ce long défilé de duchesses et d'altesses en tout genre qui font comprendre petit à petit au narrateur que derrière le mythe il y a le vide. Quelques figures sont brisées. Madame de Guermantes n'est pas beaucoup moins snob que la Verdurin, son mari est un cuistre, ses fréquentations des parleurs de rien. Pourtant, quand on affine l'analyse (et Proust toujours affine l'analyse, au point d'arrêter le temps, de photographier l'instant pour le dilater à l'infini), on se rend compte qu'il leur reste des traces indélébiles de leurs glorieux ancêtres, comme il reste chez le narrateur une trace de sa grand-maman morte. Ils en gardent des habitudes de langage et des gestes, même quand ils croient jouer les modernes, les républicains, les ouverts d'esprit, les dreyfusards. Le narrateur, quand il le comprend, peut enfin trouver du plaisir à les observer, comme on observe une bête au zoo. Ce plaisir, il le prend et il le donne au lecteur dans une ironie légère, subtile, élégante qui fait de ce ventre mou d'un livre immense où il semble ne pas se passer grand chose un chef-d'oeuvre d'observation d'un monde à jamais perdu. 

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22 septembre 2013 : San-Antonio, Sérénade pour une souris défunte (posté le 22/09/2013 à 13:26)

San-Antonio chez les rosbifs, ça n'a pas le chic de James Bond, mais ça a le même effet sur les nanas. Tout commence par un mort, car San-Antonio sème les cadavres comme d'autres sèment des petits pois. Dans une Angleterre brumeuse et sans le recours si utile à la causette, notre cher commissaire trouve le moyen de soulever une petite traductrice, d'occire quelques trafiquants de coke, de déterrer le squelette d'une souris, de se faire embarquer sur un yacht, de s'y faire cogner, d'y foutre le feu, de se noyer à moitié et de se taper l'infirmière au réveil, tout ceci bien sûr en n'oubliant pas les réflexions saugrenues, les métaphores fort de café et les jeux de mots que, frustré de pas pouvoir dire dans ce pays de barbares où l'on ne cause même pas l'argot de Pantin, il écrit, avec cette verve qui fait passer au lecteur ami un bon moment de rigolade macabre. 

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22 août 2013 : Abdelkader Djemaï, Une ville en temps de guerre (posté le 22/08/2013 à 14:45)

L'Oran odorant, fruité, vivant, de l'enfance devient, dans ce récit dont l'auteur se cache derrière un enfant qui lui ressemble, un Oran amer, déchiré par la guerre, les attentats, les corps sanguinolents et la peur. Avec la précision de celui qui veut recréer les moindres détails d'un monde disparu qui lui est cher, l'auteur décrit au quotidien la guerre d'Algérie, sans prendre position, parce qu'un enfant ne comprend pas pourquoi on s'entre-tue. Il recrée aussi une famille, des copains qui disparaissent petit à petit, des rues qui vibrent, qui se vident ou qui chantent l'indépendance, des cinémas et des petits commerces, des matchs de football et des fontaines empoisonnées. La violence détruit l'âge d'or, mais la ville reste vivante, panse ses blessures, et Oran, personnage principal de ce simple récit, rappelle tous les villages où nous avons passé, dans les rires ou les cris, notre enfance, tous les parfums, tous les goûts, toutes les sensations fortes qui sont le coeur d'une identité humaine, le trésor enfoui qui resurgit parfois à travers des noms de rues et des prénoms de petites filles déjà grand-mères. 

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